« Ne laissez pas cette guerre entre les seules mains des médecins »,Pr Didier Koumavi Ekouevi, médecin épidémiologiste

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Pr Didier Koumavi Ekouevi, médecin épidémiologiste, chef du département de santé publique, Université de Lomé, directeur du centre de formation en santé publique

Le monde entier est confronté depuis plusieurs mois à la pandémie du coronavirus. Plus d’un  million de personnes ont été déjà contaminées sur les 5 continents et plus de 50.000 décès enregistrés au 06 avril.  Au Togo, cinquante-deux cas dont deux décès ont été recensés. Pour combattre le virus, il n’existe malheureusement pas à ce jour de vaccin ni de sérum. De fait, la prescription et le respect des mesures barrières sont essentiels pour circonscrire et limiter la pandémie et ses conséquences. Face à  l’angoisse et la peur des populations, des informations quasi-quotidiennes sur la pandémie circulent aussi bien sur les médias traditionnels qu’abondamment sur les réseaux sociaux. Des solutions prétendues miracle aussi. Comment démêler le faux du vrai, quelle est la nature de ce virus, comment le combattre…. ? Sur toutes ces questions, mais également sur le débat relatif à la chloroquine, nous nous sommes entretenus avec le Pr Didier Koumavi EKOUEVI.

FOCUS INFOS : Le monde entier fait face depuis plusieurs mois à la pandémie du coronavirus. Comment expliquez –vous la rapidité avec laquelle le virus s’est répandu sur tous les continents ?

Pr Didier Koumavi EKOUEVI : Le 23 janvier 2020, seuls 3 cas étaient recensés en France et 0  cas en Afrique. Près de deux mois après, au 1er avril plus précisément, la France comptait 56 989 cas et 4 032 décès. La vitesse de propagation d’un virus est liée à un facteur appelé R0 (taux de transmissibilité du virus à un individu). Ce facteur R0 a été estimé à 3 pour le SARS-COV-2, virus responsable de l’épidémie actuelle de Covid-19.  C’est-à-dire que chaque personne contaminée contamine en moyenne 3 autres personnes et ainsi de suite. Ce facteur est donc plus élevé que celui de la grippe saisonnière qui est de 1,2 (un patient qui a la grippe contamine en moyenne une seule personne).

De plus, il existait un trafic important entre la Chine, premier épicentre de la pandémie, et les autres pays.

Enfin, un autre facteur pouvant expliquer cette propagation est qu’il s’agit d’un virus émergent (nouveau virus) que personne n’a réellement pris au sérieux à ses débuts. Tous les pays ont considéré à un moment ou à un autre qu’il s’agirait juste d’une petite grippe sans grande conséquence. Les stratégies pour la riposte ont été tardives.

F.I : Qu’a ce virus, de particulier ?

Pr D.K.E : Le SARS-COV-2, qui est le nom de ce virus initialement appelé 2019-nCov, fait partie de la famille des Coronavirus. Il existe plus de 2000 espèces de coronavirus chez les animaux et seulement 3 sont retrouvées chez l’homme. Les coronavirus peuvent provoquer des maladies très diverses chez l’homme.

Cela peut aller du rhume banal au Syndrome respiratoire aigu sévère(SRAS) , qui a provoqué la mort de 774 personnes entre novembre 2002 et juillet 2003, ou encore au Middle East Respiratory Syndrome (MERS), syndrome respiratoire qui a sévi au Moyen-Orient depuis 2012. Actuellement, il existe peu de recul pour connaitre toutes les particularités de ce virus, notamment toutes les manifestations cliniques. Mais à ce jour,  on peut affirmer qu’il s’agit d’un nouveau virus très contagieux, qui est mortel dans 3 à 5% des cas et qui a réussi à se propager sur tous les continents. Mais il faudra attendre la fin de l’épidémie pour décrire de manière bien plus complète le SARS-COV-2.

Par exemple, l’on pourrait disposer d’une description complète des coronavirus identifiés au Togo et en Afrique de l’Ouest et les comparer ensuite aux virus identifiés en Chine et en Europe, afin de déterminer si le virus n’a pas évolué au cours du temps. De nouvelles manifestations cliniques sont rapportées en France, notamment la perte de l’odorat et du goût, qui étaient des signes non rapportés en Chine. De plus, l’histoire naturelle de ce virus nous montre qu’il existe des formes peu symptomatiques, des formes évoluant en deux temps, et des formes graves.

F.I : Pensez-vous que les différents gouvernements du monde  ont diligemment pris la mesure de la dangerosité du virus et des risques de sa rapide propagation ?

Pr D.K.E : La réponse est non, dans la mesure où tous les pays y compris les pays développés comme les Etats-Unis et la France,  ont minimisé le risque en pensant que la maladie se manifesterait comme les autres épidémies de coronavirus. Aussi, les mesures effectives ont-elles tardé.

Il y a eu des stratégies qui ont été proposées au tout début de l’épidémie, mais devant  son ampleur, il a fallu les renforcer  et ceci, dans tous les pays.

La Grande- Bretagne avait d’abord opté pour une stratégie basée sur l’immunisation collective (laisser se contaminer 60 à 70% de la population) avant de réviser celle-ci  pour un confinement.

Il faut signaler que les mesures extrêmes ont un coût que les Etats doivent supporter par des mesures d’accompagnement. Ces arbitrages économiques ont certainement pesé dans la balance des réflexions qui ont mené à la prise des mesures et ont pu participer de l’apparente lenteur observée.

F.I : D’après vous, qu’est-ce qui aurait pu être fait plus tôt ?

Pr D.K.E : Il est trop facile de donner des leçons après coup. J’aime répéter à mes étudiants que dans la gestion d’une épidémie, il n’y a pas de bonnes décisions, ni de mauvaises d’ailleurs. Actuellement, il existe peu de recul pour connaitre toutes les particularités de ce virus. Il y a des décisions qui ont été prises ; il faut qu’elles soient appliquées et que la population les respecte. Il faut noter que le génie évolutif d’une épidémie est imprévisible et que les projections faites peuvent se révéler fausses au cours de l’épidémie.

Comme le disait Jean-François Kahn, journaliste et écrivain français : « après la crise, oui, on pourra écrire, interpréter, juger, mais sur le moment, je ne vois pas d’autres impératifs que la solidarité, l’esprit de responsabilité et notre contribution à ce que le vivre ensemble résiste. Je me garde de juger les décideurs ».

F.I : Où vous situez-vous dans le débat sur la chloroquine : partisan ou adversaire du Pr Raoult ?

Pr D.K.E : Ma position a évolué au fil du temps. Il faut rappeler qu’il n’existe aucun vaccin ni de médicament pour traiter le Covid-19. Il est possible que la chloroquine ait un effet sur ce Coronavirus d’après des études en laboratoire comme également d’autres molécules antivirales comme le remdesivir utilisé dans la maladie à virus Ebola et l’association lopinavir/ritonavir utilisés dans le traitement du VIH.

J’étais contre ce traitement au début mais aujourd’hui, je me dis : « pourquoi pas ? ».

Contre, parce que sur le plan méthodologique, en ce qui concerne la conception de l’étude, la taille de l’échantillon (n=26 patients), le suivi des patients et l’analyse des données, il y a beaucoup à redire. Je vous épargne les détails scientifiques. Cette étude ne respecte pas les standards internationaux ; par conséquent, le niveau de preuve est faible. Je ne comprends pas pourquoi un grand chercheur (plus de 1900 publications scientifiques) n’a pas voulu respecter les standards internationaux. Il aurait pu faire vite et bien.

A la date du 1er avril, cinq études ont été publiées sur l’utilisation de la chloroquine. Trois études (dont 2 provenant de la même équipe) rapportent une accélération de la guérison de la maladie Covid-19 avec la chloroquine et les deux dernières rapportent des résultats contraires avec un risque élevé d’effets indésirables. Si nous n’étions pas en épidémie, l’étude de l’équipe de Marseille aurait eu du mal à être publiée.

Pour la petite histoire,  la chloroquine avait à l’époque été présentée comme efficace in vitro (en laboratoire) contre le Chikungunya, mais finalement administrée in vivo (chez l’homme), on s’est rendu compte qu’elle aggravait plutôt la maladie. Son effet aggravant a également été décrit sur la grippe et le sida (voir les liens des articles).

C’est donc dire que l’utilisation de la molécule est à prendre avec des pincettes.

« Pourquoi pas la chloroquine ? », c’est l’humain qui parle et non le chercheur. Si demain, je suis dépisté infecté par le SARS-COV-2, est-ce que je prendrai la chloroquine ? Certainement. Je ne perds rien et voilà la position du peuple. La population est inquiète et panique. La pression populaire devant cette épidémie est telle que le principe de précaution est passé aux oubliettes. J’espère vivement que cette molécule est la molécule miracle.

De mes maîtres du Togo (que je remercie pour la qualité de la formation reçue), d’Afrique et d’ailleurs, j’ai appris qu’il n’existait pas de médicament miracle.

En tant que scientifique et chercheur, je dois prendre de la hauteur, j’ai besoin de plus de preuves pour une administration à large échelle à des milliards de personne, d’un médicament abandonné pour des raisons de résistance en tant que traitement pour le paludisme.

F.I : Un pamphlet interpellait la semaine dernière les chercheurs togolais. Une solution africaine, construite sur notre vécu et sur les connaissances par exemple de plantes médicinales est-elle envisageable ?

 Pr D.K.E : Des initiatives ont été prises au niveau de l’Université de Lomé. Le Président de l’Université a réuni le lundi 30 mars 2020 des chercheurs de l’institution avec les phytothérapeutes, les spécialistes de la pharmacopée traditionnelle pour réfléchir à une solution à l’africaine. Il est vrai que nous avons l’habitude de tout attendre des pays développés. Ils ont les mêmes problèmes que nous aujourd’hui ou pires.

Des dispositions ont été prises pour identifier des produits issus de la pharmacopée traditionnelle et réaliser des essais thérapeutiques selon les standards internationaux en évaluant l’efficacité et la tolérance.

Pour ce faire, une enveloppe de 40 millions de francs CFA a été débloquée par la présidence de l’Université de Lomé pour initier des travaux sur le Covid-19. Nous saluons déjà cette initiative.

Il y a une volonté réelle à accorder plus de place à la recherche scientifique en soutenant les chercheurs africains. Je reste persuadé qu’avec une forte volonté politique et de faibles moyens financiers et matériels, les chercheurs tradi-praticiens compris, peuvent opérer des prodiges.

F.I : Malgré les craintes, le virus semble tout de même se propager moins vite en Afrique qu’en Occident. Est-ce une vue de l’esprit ou est-ce parce que comme le soutiennent certains, notre système immunitaire confronté souvent à certaines pathologies (paludisme, tuberculose etc…), se défend mieux face au COVID-19 ?

Pr D.K.E : Il y a un mois, on nous disait que l’Afrique était épargnée. Le 04 mars 2020, il y avait 11 cas recensés et 0 décès dans la région Afrique de l’OMS. Le 03 avril 2020, 6860 cas et 269 décès. Le premier cas en Afrique a été rapporté le 25 février 2020. En Europe, le 1er cas a été rapporté le 21 janvier 2020. En Chine, c’était le 31 décembre 2019 et aux Etats-Unis le 19 janvier 2020. Il peut s’agir tout simplement d’une évolution géographique de l’épicentre, tout d’abord l’Asie, puis l’Europe, les Etats-Unis et enfin l’Afrique. Globalement, le pic de l’épidémie survient entre le 29ème jour comme observé en Chine et le 69ième jour comme cela a été le cas en Corée du Sud. L’évolution vers ce pic dépend aussi des mesures prises. J’attends encore 2 à 3 semaines pour me prononcer et une évaluation des différentes mesures doit être faite pour adapter les stratégies de riposte.

L’hypothèse de considérer que le sujet noir est poly-parasité ou poly-virussé est plausible, mais reste à démontrer.
L’existence de formes asymptomatiques (sans manifestations cliniques) pourrait expliquer le faible nombre de cas rapportés en l’absence de dépistage systématique réalisé dans la population. D’après une étude réalisée sur le bateau de croisière le Diamonds Princess et Grand Princess, 47% des porteurs du virus étaient asymptomatiques au moment du dépistage et 18% n’ont jamais développé de signes cliniques. Il semble de plus en plus plausible que des facteurs génétiques interviendraient dans les manifestations cliniques des sujets porteurs du coronavirus.

L’Africain ne consulte qu’en cas de signes cliniques évidents et si d’aventure nous n’avons que des formes asymptomatiques, nous n’aurons que peu de cas confirmés. Le nombre de décès reste aussi un indicateur important, il est de 2,5%. Beaucoup de questions restent encore peu étudiées, d’où la nécessité de les documenter en réalisant une surveillance indirecte au niveau des pharmacies, des hôpitaux, ou des morgues pour décrire les décès inexpliqués ou suite à une détresse respiratoire.

F.I : Le Togo ne recense qu’une cinquantaine de cas à ce jour, avec moins de 5 décès et une vingtaine de guéris. Peut-on rester optimiste ? Ou le pire est probablement devant nous ?

D.K.E :Les indicateurs rapportés correspondent à la face visible d’un iceberg dont personne ne connait la profondeur. Seules des études épidémiologiques pourraient nous permettre de répondre à cette question ou encore une analyse fine des données de laboratoire. La difficulté de réaliser une telle étude est due à la technique utilisée qui est la biologie moléculaire pour faire le diagnostic. Pour ce faire, il fallait disposer des tests sérologiques et rapides pour dépister un échantillon de la population. Ceci permettrait de faire des projections (modélisation) et imaginer des scénarios. Dans la gestion d’une épidémie, il faut prévoir le scenario optimiste mais aussi le scenario pessimiste. La vérité se trouve entre les deux. Aux Etats-Unis, d’après les données de modélisation, on s’attend à observer entre 100 000 à 200 000 décès. Si au Togo, 1% de la population est infectée, soit 75 000 cas, et si on considère, un taux de létalité de 4%, il faut compter environ 3 000 décès. Même si cela reste hypothétique, l’importance du respect des gestes barrières pour limiter la dynamique de l’épidémie est encore à souligner. Le directeur général de l’OMS Tedros Grebreyesus a d’ailleurs rappelé que nous devions nous préparer au pire.

F.I :Que peut-on faire pour renforcer la prévention ainsi que nos capacités d’accueil des malades ?

D.K.E : En matière de prévention, il faut que les leaders s’impliquent plus activement dans la lutte. Il ne s’agit pas d’une affaire du personnel de santé. Je ne vois pas suffisamment à la télé, les femmes leaders, les hommes politiques participer à la lutte. Les leaders religieux doivent plus s’impliquer. Ne laissez pas cette guerre entre les seules mains des médecins. On ne gagne pas la guerre contre une épidémie sans une implication forte de communauté et c’est le rôle des leaders de sensibiliser la population.

Il faut commencer à réfléchir sérieusement à la prise en charge à domicile. Les structures de santé ne pourront pas accueillir tous les cas. Et réserver les formes graves aux structures de santé. L’une des principales causes de décès dans les pays durement touchés est liée à la surcharge hospitalière et à l’incapacité des centres de faire face à la demande.

Comme le disait Charles Nicolle (1933) : « Les maladies infectieuses : il en naîtra de nouvelles, il en disparaîtra lentement quelques-unes ; celles qui subsisteront ne se montreront plus sous les formes que nous leur connaissons aujourd’hui ». Il faut donc non seulement combattre l’épidémie actuelle, mais également en tirer des leçons pour anticiper la riposte à la prochaine épidémie, d’où l’urgence de construire des centres d’isolement respectant les standards dans la gestion des maladies à potentiel épidémique dans toutes les régions sanitaires du pays. Il y a également un enjeu majeur à réadapter la formation des praticiens hospitaliers afin qu’ils soient mieux préparés à de telles éventualités.