Nous ne nous fréquentions pas à l’époque. Je venais d’arriver dans la corporation, en provenance d’une société d’avocats de la place. Pourtant, quand tu fus sollicité pour participer à une campagne calomnieuse de presse contre moi en contrepartie d’une « enveloppe », tu n’y avais pas donné suite. Des années plus tard, lorsqu’autour d’un verre et au détour d’une conversation je t’interrogeai sur cet épisode, tu fus d’abord surpris que je sois au courant. Ensuite, tu me confias : « je ne suis pas riche mais je ne suis pas obsédé par l’argent. Même si on ne se fréquentait pas, tu es un confrère. Et cela me suffit pour ne pas accepter ce bitos ».« Sais-tu qu’en plus ce jour-là, j’avais un gros besoin d’argent pour les funérailles d’un membre de ma famille ? Maintenant, il faut que tu me rembourses, avec les intérêts… », avais-tu ajouté, dans un éclat de rire.
Voilà l’homme que tu fus, mon frère : joyeux, honnête, sincère et pas du tout vénal. Tout le contraire de la caricature du monstre décrit par la horde de vautours et de cafards, qui se sont précipités et agglutinés autour de ta dépouille encore froide, exultant de joie. Au mépris de principes universels, de nos valeurs traditionnelles, de la bonne éducation et de la décence. Et au nom d’un combat respectable mais fourvoyé, qui expliquerait tout, justifierait tout, même les comportements les plus abjects.
Tous ces liseurs et chanteurs de ton oraison funèbre dans la bonne humeur et l’extase, font fi de cette certitude, implacable ; la seule à laquelle nous sommes confrontés, sans exception, à notre naissance : nous mourrons tous un jour. Toi, tu es parti en cette fin de journée du 27 mars au CHR de Kégué, emporté par le COVID-19 qui a déjà tué plus de 60.000 personnes à travers le monde, indifféremment de leur appartenance politique, sociale, ethnique, etc. Tu as juste précédé tous ceux qui se délectent de ta disparition. Qui ne savent ni « quand », ni « où » ni surtout « comment » et dans quelles conditions ils te rejoindront. Qu’ils continuent à festoyer donc !
Tu ne fus pas un homme parfait ; qui l’est d’ailleurs ? Tu avais des défauts et des travers dont certains m’étaient insupportables. Mais tu n’aimais pas beaucoup qu’on t’en fasse le reproche. Comme la vie nocturne abreuvée de bières que tu affectionnais tant. Et tes réveils tardifs, qui faisaient de toi le lève-tard le plus célèbre de la corporation. Je me rappelle comme si c’était hier, ce rendez-vous que j’ai obtenu auprès d’un annonceur pour négocier un contrat de diffusion publicitaire pour nos deux organes, et fixé sur un lundi à 8h. « Mon frère, dis à ton ami de décaler à l’après-midi le rendez-vous. 8H ? En plus un lundi, tu n’es pas sérieux… », m’as-tu déclaré, le plus sérieusement du monde. Ou encore ton absence inexcusable aux fiançailles d’un de nos plus proches amis, parce que fixées à 7h, un samedi.
Tu étais aussi parfois obtus sur tes certitudes et certains de tes principes que je qualifiais de rétrogrades. Il n’empêche que tu fus un homme foncièrement bon et agréable. Dans un monde guidé par les intérêts et une corporation où l’hypocrisie se le dispute à l’insincérité, tu fus un exemple de ceux en qui on pouvait avoir confiance. Un allié avec lequel on pouvait aller à n’importe quelle bataille sans craindre la trahison ni le renoncement. Quand tu disais oui, c’était oui, sans arrières pensées ni calculs, autres que ceux que tu as exprimés de vive voix.
Nous aimions à nous retrouver, souvent les vendredis soirs autour d’un bon plat de poulets à l’huile rouge, arrosé d’une bouteille de vin rouge. A commenter l’actualité et à refaire le monde. Parfois, le ton pouvait monter. Il nous arrivait même de nous quitter en désaccord, voire fâchés. Chacun attendant que l’autre fasse le premier pas. Mais cela ne durait pas longtemps ; on finissait toujours par se retrouver le vendredi suivant.
C’est sur la mémoire de cet homme qu’un déluge d’insultes et d’opprobres s’est abattu depuis le 27 mars dernier, proférées et jetées dans une attitude jouissive. Leurs auteurs, hérauts de la ligue de la vertu et de la coalition de la « bien- pensance », te font un procès en sorcellerie, te reprochant tes analyses et tes commentaires partisans. Quel abominable crime, en ce 21è siècle, dans un contexte de pluralisme politique et de libéralisation de l’espace public ! Seule la mort peut l’expier.
Ignorants de bonne foi pour certains, de mauvaise foi pour la plupart : dans ton métier, si les principes consacrent les faits comme étant sacrés, ils disent des analyses et des commentaires qu’ils sont libres. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, tes pourfendeurs sont les mêmes qui campent les hérauts de la démocratie et de la liberté d’expression, deux valeurs visiblement à géométrie variable selon leur conception : eux peuvent causer, toi tu dois la fermer pour la seule raison que tu ne partages pas leur opinion. « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire » disait Voltaire au 18è siècle. Les redresseurs de torts et autres parangons de vertus aux citations célèbres faciles, semblent avoir oublié celle-ci.
Au demeurant, des cours de récréation aux pages Facebook des Togolais lambda de la diaspora, en passant par les marchés d’Akodesséwa ou de Mango, ou encore des maquis du quartier aux champs du paysan de Pagouda, la quasi-totalité des 7 millions de Togolais parlent peu ou prou de la politique. Et ont chacun son opinion. Par quel extraordinaire, tu serais le seul mon frère, qui plus est journaliste, à ne pas en avoir et à faire tes analyses.
Ceux qui n’ont jamais péché, les immortels, t’ont jeté la première pierre. De ton vivant, tu ne t’es jamais offusqué des attaques contre toi, auxquelles tu avais d’ailleurs l’habitude de répondre avec de l’humour. Qu’il en soit toujours ainsi d’outre-tombe. C’est au jugement de ton Créateur, le seul qui vaille, que tu es désormais confronté. Qu’il soit indulgent envers toi et t’accueille dans sa demeure céleste. Quant aux obscurs procureurs et autoproclamés juges de la bonne cause, laisse tes amis leur répondre et la nature faire son œuvre. Veille sur ta famille, veille sur ta femme et tes enfants.
Dominique, Faux Vo, tu me manques. Adieu mon frère. Repose en paix !
Jean-Paul Agboh