Corruption au Togo : les citoyens à la fois complices, victimes et potentielles barrières

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Le Togo n’en fait pas exception. La corruption, est une pratique contre laquelle tous les gouvernements déploient d’importants moyens que ce soit humaines, techniques, ou financières pour éradiquer. Pour son impact et ampleur, la corruption est reconnue par l’Organisation des Nations Unies (ONU) comme l’un des principaux obstacles au développement durable et au respect des droits de l’Homme. Qui corrompt qui ? Pourrait-on s’interroger. Mais s’il y a la corruption, c’est parce qu’il y a un corrupteur et un corrompu. Et ce dernier est le plus accusé par la majorité des citoyens, qui pourtant ignorent qu’ils sont parfois des corrupteurs ou que la corruption a des répercutions sur leur quotidien. Dans ce reportage Focus Infos fait un focus sur la complicité des citoyens à la pratique de la corruption, les incidences de cette pratique sur le développement, et explorent les actions à poser par ces derniers afin de constituer une barrière.

« C’est eux et non nous »

Dimanche, 24 novembre 2024, en fin de soirée, nous assistions à une scène dans un cabaret pendant que nous avons immobilisé notre motocycle pour recevoir un appel. Loin d’être une bagarre, il s’agit d’un échange entre des personnes âgées visiblement de la quarantaine en moyenne tenant entre leurs mains, des calebasses à moitié rempli de la boisson locale, Tchouckoutchou.

« Dans ce pays, la corruption, “ezan n’doudou”, va nous tuer. Ce sont les grands et les chefs qui en sont responsables. Les juges rendent de faux jugements, surtout sur les terrains, pour de l’argent. Depuis cinq ans, nous avons un problème, mais le juge ne tranche pas car l’autre partie l’a soudoyé, alors que le terrain appartient à notre père », lança Abalo. « Affaire de corruption, il ne faut pas en parler. Sans argent, tu n’obtiens rien, même si tu as raison. Un frère avait des hectares en litige, mais après avoir soudoyé le juge, il a gagné. La corruption s’arrêtera-t-elle un jour ? », s’est aussi interrogé Komi. Son voisin sur le banc avec éclat de rire déclara « se sont tes frères, il faut aller les voir et leur dire d’arrêter un peu leur pratique. Nous en souffrons ».

Cette discussion, dont nous n’avons pas pu suivre jusqu’à sa fin reflète l’opinion de la majorité des citoyens togolais qui accusent ou pointent du doigt les autorités ou responsables des services de l’Etat de « corrompus ». De fait, selon le plus récent sondage d’opinions du réseau de recherche panafricain et non-partisan Afrobaromètre, « les Togolais trouvent que la corruption est très présente dans les institutions publiques, surtout chez les membres du gouvernement, les policiers, ainsi que les juges et magistrats ».

Une autre étude commanditée par la Haute Autorité de Prévention et de Lutte contre la Corruption et les Infractions Assimilées (HAPLUCIA) et réalisé par l’INSEED, révèle de même que « la corruption implique, d’un côté, des initiateurs tels que les riches (77,2%) et des figures puissantes comme les ministres, préfets ou magistrats (57,2%). De l’autre côté, elle touche les agents de justice (70%) et les financiers et comptables (43,3%) ».

Pourtant complices

Si les citoyens critiquent les gouvernants ou agents du service public, ils sont pour la plupart aussi complices. En effet, le sondage d’Afrobaromètre relève que la majorité des citoyens togolais enquêtés, reconnaissent avoir recouru à des pots-de-vin pour obtenir un service public.

« Environ le tiers de Togolais ayant eu affaire avec certains services publics pendant l’année passée affirment avoir payé des pots-de-vin pour obtenir des services d’eau, d’assainissement, ou d’électricité du gouvernement et pour éviter des difficultés avec la police », indique ce réseau de recherche panafricain.

Ainsi, les citoyens entretiennent souvent la corruption sans en prendre pleinement conscience. Raph Aziama, chef d’entreprise, illustre cette réalité : « Nous accusons les gouvernants, mais sommes parfois complices. Ma femme, lors de l’obtention de son permis, a refusé de payer 60 000 FCFA en plus des 30 000 requis. Après avoir échoué une première fois à la pratique, elle a réussi à une autre session. Pourtant, ses amis, ayant payé ces frais supplémentaires, ont été admis immédiatement, malgré des performances moindres. Cela montre comment, nous alimentons en tant que citoyens la corruption que nous dénonçons ».

En plus, de ce cas de permis de conduire, d’autres pratiques sont aussi intégrés dans l’attitude des populations. « Lorsqu’un citoyen enfreint les règles de circulation, comme violer un feu rouge ou rouler sans être en règle, l’un des premiers reflexes c’est de proposer quelques billets pour ne pas être verbalisé par l’agent de police. Ce comportement n’est pas le fait des ministres ou des DG, mais bien de nous, citoyens, parfois avec la complicité de l’agent qui devrait refuser et appliquer la loi », expose Yema MONKOU, employé d’une ONG internationale.

Pour Dr Emmanuel Sogadji, président de la Ligue des consommateurs du Togo (LCT), la corruption s’est banalisée au point où les citoyens s’y adonnent presque inconsciemment. Il pointe du doigt l’impunité comme facteur clé.

« La corruption est devenue une pratique courante et donc personne n’a plus peur ou ne se cache pour le faire. Les citoyens l’ont considéré comme une habitude usuelle dont personne ne peut les condamner ou reprocher quoique ce soit, quand ils participent à ces actes de corruption parce que l’impunité s’est érigée en règle d’or et quand on ne punit pas ceux qui font les actes de corruptions c’est-à-dire ceux qui corrompent, les complices estiment qu’ils peuvent participer aux actes de corruptions sans être inquiétés », estime-t-il.

En décembre 2023, la HAPLUCIA, a révélé avoir reçu 88 plaintes et dénonciations liées aux pots-de-vin entre 2018 et 2023, soulignant l’ampleur et la persistance de ce fléau.

Malheureusement tous victimes

Si payer des pots-de-vin ou les accepter est devenue monnaie courante, la pratique de la corruption a des impacts négatifs indirect et parfois direct sur les citoyens qui sont complices.

« Aujourd’hui les citoyens ignorent ce qu’ils perdent quand ils sont corrupteurs. Leurs complicités empêchent les concitoyens de pouvoir bénéficier de certains services vitaux ou encore des services publics. Ce qui sous-entend qu’on empêche directement ou indirectement une partie de sa famille ou ses proches de bénéficier des services publiques », explique Dr Emmanuel Sogadji de la LCT.

De fait, la corruption constitue un frein au développement socioéconomique. « La corruption nuit le plus aux pauvres et aux personnes vulnérables, augmentant les coûts et réduisant l’accès aux services de base, et même de la justice. Elle amplifie les inégalités et réduit les investissements privés au détriment des marchés, des opportunités d’emploi et des économies », souligne Ousmane Diagana, vice-président de la Banque mondiale pour l’Afrique de l’Ouest et du Centre dans l’une de ces tribunes.

Une étude de l’INSEED publiée en 2020 estime à 10 milliards FCFA les pots-de-vin versés annuellement au Togo, dont près de 80 % par des citoyens. Une somme de l’avis de plus d’un pourrait permettre de résoudre des problèmes vécus par la population.

« Imaginons, que ce montant indiqué par l’INSEED devrait revenir à l’Etat en totalité, cela pourra permettre de construire au moins 400 bâtiments scolaires de 4 salles de classe à raison de 25 millions par bâtiment. On aurait déjà résolu le problème d’infrastructure scolaire par exemple », analyse Yema MONKOU.

Eduquer, prendre conscience, s’engager et constituer un rempart

La lutte contre la corruption devrait impliquer tous les citoyens togolais. « La corruption nous affecte tous à l’échelle locale, nationale et internationale et nous met au défi d’y mettre fin. Les citoyens doivent alors s’engager dans l’éradication de ce fléau en dénonçant tout acte de corruption dont ils sont victimes ou témoins et en s’abstenant à son tour de corrompre puisqu’il est la première victime des impacts négatifs de la corruption », exhorte Madame DJODJI Dede Precilia, Directrice Exécutive par intérim à ANCE Togo.

Le président de la HAPLUCIA, Juge Aba Kimelabalo, appelle de même tous les citoyens à agir contre la corruption. « Tout le monde souffre de ses méfaits de la corruption et il faut que chacun contribue à sa prévention et éradication. Et la première étape est de prendre conscience des conséquences néfastes de la corruption sur le développement. Ensuite, il faut s’engager à ne pas la tolérer ni y céder », insiste-t-il.

En plus, ce dernier invite les citoyens à éduquer leur enfant. « Tous les citoyens doivent éduquer dès le bas âge les enfants aux valeurs d’honnêteté, de probité et d’intégrité, pour qu’en grandissant les enfants puissent porter ces valeurs et les mettre en application », conseille-t-il.

De plus, il est impérieux que les citoyens apprennent à assurer un contrôle de l’action publique aussi bien au niveau central qu’au niveau des collectivités territoriales pour que ces autorités-là puissent agir conformément aux règles de transparence et de redevabilité.

Ainsi, tout comme à la HAPLUCIA à travers le numéro vert 8277, les citoyens sont invités à dénoncer des cas de corruption à l’Office Togolais des Recettes (OTR), à travers le numéro vert 8280 ou encore composé le « 1014 » pour dénoncer toute acte de corruption, d’un agent des forces de l’ordre.

De l’avis de Dr Emmanuel Sogadji, en s’engageant à dénoncer les actes de corruptions, « les corrupteurs vont diminuer, les biens publics vont être mieux gérer et cela va impacter positivement la vie quotidienne des citoyens et le développement économique du Togo ». Tout le monde devrait donc s’y engager !

Par Charles Essodina KOLOU