La langue française comporte deux genres qui désignent les substantifs indifféremment des entités animées et inanimées soit au féminin, soit au masculin. Selon la prescription de l’Académie française (créée par Richelieu en 1635 pour normaliser et perfectionner la langue), la règle de base prévoit que les déterminants, les adjectifs, les participes passés, les pronoms s’accordent en genre et en nombre avec les substantifs auxquels ils se rapportent ou auxquels ils se substituent.
C’est au XVIIe siècle que l’Académie fait volt-face avec une nouvelle règle qui déroge à cette prescription et institue la primauté du masculin sur le féminin. En 1647, le grammairien et académicien Claude Favre de Vaugelas justifie la règle de la primauté du masculin par le postulat suivant : « le genre masculin étant le plus noble, il doit prédominer chaque fois que le féminin et le masculin se trouvent ensemble. » Mais cette nouvelle règle ne fut pas unanimement, ni immédiatement acceptée.
Ainsi, Gilles Ménage (autre grammairien du XVIIe siècle) rapporte une conversation avec Madame de Sévigné qui apparemment en était offusquée : « S’informant sur ma santé, je lui dis : Madame, je suis enrhumé. Je la suis aussi, me dit-elle. Il me semble, Madame, que selon les règles de notre langue, il faudrait dire : je le suis. Vous direz comme il vous plaira, ajouta-t-elle, mais pour moi, je croirais avoir de la barbe au menton si je disais autrement. »
Elle fut d’un usage commun jusqu’à la Révolution française. Mais Jean Racine appliquait la règle de voisinage de manière habituelle, par exemple avec l’alexandrin « mais le fer, le bandeau, la flamme est toute prête » dans Iphigénie (1674) ou bien « Armez-vous d’un courage et d’une foi nouvelle » dans Athalie (1691). Mais, malgré ces applications éparses qui sont contraires à la norme prescrite, la primauté du masculin préconisée par l’Académie était toujours en vigueur jusqu’à ce début du XXIe siècle avant l’assouplissement définitif le 28 février 2019, au regard de profondes mutations sociales.
« Madame le ministre » ou « Madame la ministre » ?
La féminisation des noms de métier occupe depuis bien des années une place importante dans les discussions, au point que des voix se sont élevées au plus haut niveau de la machine gouvernante en France. Il est donc question aujourd’hui de savoir à quoi s’en tenir, plus précisément comment désigner de manière appropriée une femme qui occupe un poste de Premier ministre.
Est-ce une incohérence linguistique de dire « Madame la ministre » ? S’agit-il d’une féminisation autoritaire et systématique qui serait totalement incommode aux tenants rigides des règles de l’académie ? Dans notre monde en profonde mutation, le XXIe siècle reste dans les pays francophones du monde entier tout comme dans l’hexagone, le champ de vives controverses qui se développent comme ce fut le cas de l’accrochage entre la secrétaire d’État auprès du ministre de la Transition écologique et solidaire, Brune Poirson et le député Gérard Longuet, le 20 novembre 2018 au Sénat français. Ce sera la goutte d’eau de trop dans le récurrent débat sur le choix entre « Madame le ministre » et « Madame la ministre ».
Le contexte saisissant d’un débat récurrent
La polémique remonte à 1983 et Roudy, dans sa bataille pour l’égalité dans la vie professionnelle. La Loi no 83-635 du 13 juillet 1983 dite loi « Roudy », du nom d’Yvette Roudy, ministre des droits de la femme de (1981-1986), est une loi pour l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes qui travaillent en entreprise. Rapidement, une commission de féminisation des noms a été créée, suscitant aussitôt l’opposition de l’Académie française.
Quinze ans plus tard, dans le Journal officiel en date du 8 mars 1998, le Premier ministre Lionel Jospin signait une circulaire encourageant le féminin « pour les noms de métier, fonction, grade ou de titre ». L’Académie française réplique en estimant que la « fonction ne peut être identifiée à la personne qui l’occupe », estimant « pas souhaitable » la féminisation. Bien entendu que l’usage de « Madame la ministre » n’était pas avalisé par l’instance suprême des références linguistiques.
Il faudra encore se contenter de « Madame le ministre » même si cela ne contente guère les adeptes du sexisme. Plus violent que le débat sur l’usage de « auteure » et « autrice », celui sur la féminisation de la fonction de « ministre » a défrayé la chronique.
Le 6 octobre 2014, lors des débats sur la loi de transition énergétique à l’Assemblée nationale française, Julien Aubert avait persisté à appeler « Madame le président », Sandrine Mazetier qui siégeait alors au perchoir. Malgré les multiples rappels à l’ordre de la présidente de séance, invoquant la grammaire et les recommandations de l’Académie française, le député avait fermement refusé de féminiser la fonction de la présidente. Il se verra privé d’un quart de son indemnité parlementaire pendant un mois pour son refus de dire « Madame la présidente ».
L’incident provoque les jours suivants des manifestations de sexisme sans équivoque qui se multiplient au sein même de l’hémicycle. Quelques semaines plus tard, des universitaires s’emparent du sujet à travers une pétition déplorant la montée du sexisme au sein de l’Assemblée. Dès l’automne 2014, l’Académie française sort de son silence et rappelle les règles en vigueur en matière de féminisation des titres. S’agissant des titres officiels, précisent les Immortels, la féminisation ne saurait être généralisée et le genre doit s’effacer devant la fonction, car un poste n’appartient pas à la personne qui l’occupe temporairement. Mais le débat autour de l’usage de «Madame le ministre » va refaire surface.
Ainsi, quatre ans plus tard, plus précisément le mardi 20 novembre 2018, une accroche entre Brune Poirson et Gérard Longuet ressuscite le débat autour de l’appellation de « Madame le ministre ». Des voix féminines s’insurgent. L’altercation attire l’attention du Gouvernement qui émet une circulaire en date du 22 novembre 2017, signée par Edouard Philippe, demande l’utilisation des règles renforcées en matière de féminisation des fonctions. Et notamment, exigeait que « les textes qui désignent la personne titulaire de la fonction » soient « accordés au genre de cette personne ». Mais comment peut-on chercher à se passer de l’avis de l’Académie sur un sujet relevant de son domaine ?
La solution idoine
Certes, au regard de la place qu’occupent les femmes dans la société, de la carrière professionnelle qui s’ouvre à elles, des métiers et des fonctions auxquels elles accèdent sans que l’appellation correspondant à leur activité et à leur rôle réponde pleinement à cette situation nouvelle de langue française qui connait une évolution rapide.
C’est pourquoi il en résulte une attente de la part d’un nombre croissant de femmes, qui souhaitent voir nommer au féminin la profession ou la charge qu’elles exercent, et qui aspirent à voir combler ce qu’elles ressentent comme une lacune de la langue.
Quoi qu’on dise, l’Académie conservatrice est surtout garante et défenseur de la langue française. Contrairement à ce que le public et le monde politique enclin au changement rapide pensent, la lenteur dans les prises de décisions de l’Académie justifie le fait qu’elle sait qu’il faut du temps pour qu’un emploi ou une orthographe soient consacrés par l’usage.
C’est pourquoi durant quelques années, à défaut de relevé probant sur l’usage de «Madame la ministre», elle ne s’est pas prononcée sur son emploi, laissant ainsi l’opinion française dans une sorte de période de transition linguistique marquée par une évolution sociale qui se déroule sous les yeux d’influents députés dont les tentatives se limitent à un ping-pong d’altercations entre mâle et femelle.
En hésitant à faire figurer officiellement l’usage de «Madame la ministre» dans le répertoire linguistique, l’Académie française s’arrangeait à ce que cette modification s’opère par la force des choses, de manière à ce que la certitude se dégage progressivement d’une tendance générale et que des règles, même implicites, parviennent à s’imposer. Elle ne prendra sa décision sur la féminisation des noms de métier, tranchant ainsi définitivement la question de l’usage de « madame la ministre », que dans sa séance du jeudi 28 février 2019.
Il est ainsi libellé :« S’agissant des noms de métiers, l’Académie considère que toutes les évolutions visant à faire reconnaître dans la langue la place aujourd’hui reconnue aux femmes dans la société peuvent être envisagées, pour peu qu’elles ne contreviennent pas aux règles élémentaires et fondamentales de la langue, en particulier aux règles morphologiques qui président à la création des formes féminines dérivées des substantifs masculins. Ces contraintes sont objectives, et il convient de rappeler que les formes féminines auxquelles on peut légitimement recourir doivent être conformes aux modes ordinaires d’expression et de formation propres au français, dans la mesure où ces règles fondamentales ordonnent et guident toutes ses évolutions. »
En outre, l’Académie française précise que si « la facilité avec laquelle les formes féminines désignant les fonctions situées au sommet de la hiérarchie parviennent à s’imposer » au regard des mutations sociales «permet de prendre la mesure des évolutions de l’usage au cours des vingt dernières années, il n’en reste pas moins que, dès lors que certaines femmes exerçant des fonctions longtemps et, aujourd’hui encore, souvent tenues par des hommes,» au-delà de toute autre considération « expriment leur préférence à être désignées dans leur fonction au masculin, aucune raison n’interdit de déférer à ce souhait. »
Cette solution idoine vient donc mettre fin à toutes les discussions. La langue française connaît désormais le bonheur de contenir des formulations inclusives de tous les genres. La sexualisation des titres de fonctions, grades et appellations selon le genre concerné sont finalement de mise.