La corruption, une gangrène pour les services publics togolais

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Dans les administrations togolaises, une corruption de faible envergure, mais systémique, gangrène progressivement les services publics. La Direction des transports routiers et ferroviaires, le service de la nationalité, les commissariats de Police ou encore divers ministères : tous ces espaces administratifs sont le théâtre d’une corruption presque anodine, mais omniprésente.Ce phénomène, souvent appuyé par des intermédiaires informels (des démarcheurs), a des conséquences importantes. Il ralentit les services, fausse l’égalité d’accès aux ressources publiques et freine, de manière insidieuse, le développement socio-économique du pays. Nous avons effectué une visite ordinaire à la Direction des transports. Reportage.

Vendredi 18 novembre 2022, un journaliste de notre rédaction se rend à la Direction des transports routiers et ferroviaires (DTRF), à Lomé, pour une visite technique de son véhicule. Dès son arrivée, deux agents de sécurité l’interpellent pour connaître la raison de sa présence. Une fois informés, ils lui demandent s’il connaît quelqu’un au sein de la DTRF pour l’aider à accélérer le processus. À sa réponse négative, ils lui proposent directement leur aide, en échange d’un paiement de 2000 francs CFA.

Le journaliste refuse, mais à l’intérieur, deux autres individus – des citoyens ordinaires se faisant passer pour des employés – lui proposent le même service, contre la même somme. Peu enclin à payer, il poursuit seul son parcours administratif. Toutefois, sans la « facilitation » des démarcheurs, sa visite technique est rapidement rejetée pour une prétendue panne : les feux de brouillard de son véhicule, lui dit-on, sont hors service.

Un technicien qui, quelques instants plus tôt, lui avait signifié ce défaut, le prend alors à part et lui propose un arrangement officieux : moyennant 2000 francs CFA, il peut faire en sorte que le véhicule soit déclaré en bon état. Face à l’urgence de son besoin, notre journaliste s’acquitte de la somme et, sans autre intervention, sa voiture est déclarée conforme dans les minutes qui suivent. Une expérience vécue par beaucoup d’usagers togolais qui se voient confrontés à une alternative peu reluisante : payer ou attendre, parfois indéfiniment.

Une routine bien ancrée dans les mœurs administratives

Le phénomène n’est pas nouveau. Il s’est même institutionnalisé au sein du service public où les « primes informelles » sont souvent demandées, à chaque étape d’une démarche. Gozan Koffi, un chauffeur de taxi interurbain de Lomé, raconte : « Chaque année, quand je vais pour la visite technique, je paie au moins 2000 francs CFA. À force de le faire, je suis devenu ami avec un technicien qui s’occupe de moi, en contrepartie du paiement de cette somme. » Pour cet usager, il ne s’agit même plus d’un acte de corruption, mais d’une dépense courante.

Un autre usager, salarié dans une entreprise privée, confie que refuser ce « geste » conduit à des retards interminables. « Les techniciens inventent des pannes pour vous faire attendre. La règle, c’est de payer entre 2000 et 3000 francs CFA. Sinon, ils trouvent des anomalies, souvent imaginaires, et vous perdez des heures ou même des jours », explique-t-il.
Cette pratique ne se limite pas à la visite technique.

Pour obtenir une plaque d’immatriculation pour véhicule deux-roues, il est fréquent de devoir verser 5000 francs CFA en supplément pour espérer un traitement accéléré, réduisant le délai de délivrance de dix jours à seulement deux ou trois. « Pour ma plaque, un employé m’a demandé 5000 francs. Après avoir payé, j’ai reçu ma plaque en 48 heures », raconte Augustine, une infirmière.

Des arrangements semblables sont nécessaires pour les mutations de carte grise et l’obtention du permis de conduire. « Sans un “cadeau”, on n’aura pas gain de cause avant longtemps », confie un agent de la DTRF.

Conséquences d’une corruption structurelle

Cette organisation informelle paralyse le fonctionnement normal des administrations et pénalise ceux qui choisissent de suivre les voies légales. Les dossiers de ceux qui ne paient pas ces « pots-de-vin » se retrouvent bloqués, souvent des jours durant, en attendant que les demandes priorisées soient traitées. « Nous n’avons pas le choix, explique un agent de la DTRF. Ceux qui payent attendent un service rapide ; pour respecter cette promesse, nous devons mettre de côté les autres dossiers. »

Cette logique affecte, non seulement, les usagers mais aussi les agents, qui se retrouvent sous pression pour satisfaire les demandes des payeurs, en premier. En fin de compte, ce système de priorisation payante impose à tous une règle non écrite. Avec le temps, la majorité des usagers finissent par payer pour garantir l’issue favorable de leurs démarches, transformant ce modèle en une norme officieuse.

Une direction dépassée

Dermane Tadjudini, le directeur de la DTRF, n’ignore pas la situation. Dès mars 2023, lors d’une entrevue sollicitée par notre rédaction, il avait reconnu que plusieurs plaintes des usagers avaient déjà été déposées et que certains agents avaient été sanctionnés pour corruption.

Face à cette problématique, la direction avait même envisagé des solutions comme des sensibilisations, des contrôles renforcés et l’installation de caméras de surveillance dans les locaux de la DTRF.

Pourtant, lors d’une nouvelle visite, en octobre 2024, notre journaliste a constaté que le phénomène n’a pas diminué. Bien au contraire, le paiement supplémentaire semble s’être banalisé. Les agents, submergés par le nombre d’usagers prêts à payer, sont désormais contraints de hiérarchiser leurs « clients » en fonction des montants versés. « Ceux qui donnent 4000 francs CFA sont servis avant ceux qui ne payent que 2000 », admet un employé. Cette compétition interne, liée au paiement informel, entraîne un chaos supplémentaire et un service encore plus inégal.

Une pratique généralisée dans les services publics

Les habitudes de corruption dans les services publics ne sont pas limitées à la DTRF. Dans les commissariats, le même schéma se reproduit pour l’obtention de la carte nationale d’identité.

Pour éviter des semaines d’attente, il est souvent nécessaire de donner une somme au policier pour que le dossier soit traité en priorité, le montant équivalant à celui de la carte, soit 5000 FCFA. Ce qui garantit un traitement rapide et prioritaire à la Direction générale de la documentation nationale (DGDN).

Ceci, nonobstant l’inscription visible dans ces administrations, invitant les usagers des services publics à ne rien payer en dehors des frais de quittances.

D’autres administrations, comme le service de la nationalité et les mairies, sont également touchées. À la mairie, par exemple, l’obtention d’un acte de naissance ou d’un certificat de résidence peut également nécessiter un « pourboire » imposé afin d’accélérer le processus.

Ces pratiques quotidiennes révèlent une corruption devenue un usage banal, presque ancré dans les mœurs administratives.

Digitalisation : une solution pour contrer la corruption ?

Face à ces dysfonctionnements, certains usagers plaident pour une solution numérique, seule capable de réduire l’influence des intermédiaires. La digitalisation pourrait permettre de limiter les contacts directs entre agents et usagers, rendant les demandes de « frais supplémentaires » impossibles. En ligne, chaque usager pourrait payer les frais standardisés et suivre l’avancement de son dossier, sans avoir à multiplier les déplacements.
Le système de dématérialisation des procédures est déjà expérimenté pour les passeports, où le paiement et le suivi sont entièrement digitalisés. « Cette méthode offre une chance égale à tous les citoyens. Personne n’est prioritaire en fonction de son porte-monnaie, et la corruption est ainsi évitée », explique un enseignant qui a récemment renouvelé son passeport sans tracas. Pour nombre de Togolais, un système numérique offrirait ainsi une transparence bienvenue et une lutte efficace contre la corruption.
Mais sans une réforme structurelle ambitieuse et des outils de contrôle renforcés, la corruption au Togo risque de perdurer. Pour l’heure, les usagers des services publics semblent être condamnés à subir la rigueur d’une « loi informelle » où la rapidité se monnaye aux dépens de l’égalité d’accès au service public.