Poursuites pénales : un frein au processus de réconciliation nationale au Togo ?

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Les élections présidentielles de 2005 au Togo se sont soldées par des violences graves occasionnant  environ cinq cent (500) morts selon le rapport d’une mission d’enquête des Nation unies. Face à l’ampleur et à la gravité de ces évènements, il a été préconisé le recours aux mécanismes de la justice transitionnelle notamment, la création d’un  triptyque, Vérité, Justice et Réconciliation pour  régler en profondeur cette crise. C’est ainsi qu’ avec la facilitation du président du Faso, à la signature de l’Accord politique global (APG) du 20 août 2006, qui préconise « la création d’une commission chargée de faire la lumière sur les actes de violence à caractère politique commis par le passé et d’étudier les modalités d’apaisement des victimes », ainsi que la « mise sur pied d’une commission qui proposera des mesures susceptibles de favoriser le pardon et la réconciliation nationale »[1].

En 2009, par décret du président de la République[2], la Commission Vérité Justice et Réconciliation (CVJR) a été créée, avec pour périmètre de  « Déterminer, à travers un rapport circonstancié et détaillé, les causes, l’étendues des conséquences des violations des droits de l’homme et des violences politiques  les fondements de la société togolaise de 1958 à 2005 »[3]. La commission devrait ainsi, après cet  état des lieux, «  faire au gouvernement des recommandations portant sur le sort à réserver aux auteurs des violations des droits de l’homme les plus graves, les mesures à prendre pour éviter la répétition de ces actes de violence ainsi que des initiatives à prendre pour lutter contre l’impunité et renforcer la réconciliation nationale »[4].  Après les investigations, la CVJR a établi et  remis aux autorités togolaises le 03 avril 2012 un rapport final contenant des recommandations telles que celles en lien avec les victimes directes à savoir  les mesures de réparation  et la poursuite investigations sur les graves violations  des droits de l’homme en 2005 en vue « de poursuites devant la justice. Une liste de ces personnes est dressée à cet effet »[5],  à titre de  mesures dont la mise en œuvre  est de nature à restaurer la cohésion et la réconciliation  nationale.

Pour la mise en œuvre des recommandations de la CVJR, le Haut-Commissariat à la Réconciliation et au Renforcement de l’Unité Nationale a été créé en 2013[6]. Elle a pour  mission de proposer des mesures sur la lutte contre l’impunité, la garantie de  la non répétition et « d’assurer l’exécution du programme de réparation des violences politiques de 1958-2005 »[7]  à travers une fonds mis à sa disposition à cet effet. Une question se pose : les autorités togolaises semblent  elles avoir  opté uniquement pour des mesures de réparations au détriment des poursuites pénales des violations qui ont été commises? En tout état de cause, c’est ce qui ressort du dernier passage du Togo devant le comité des droits de l’homme des Nations Unies, lors de l’examen de son 5ème rapport périodique. Le comité  a noté « avec grande inquiétude l’explication donnée par l’Etat partie selon laquelle, priorité a été donnée à la réparation sur la répression  des auteurs des violations graves des droits de l’homme »[8],  face à la diversité des besoins exprimés par les victimes notamment de vérité, de justice et de réparation. Quelles sont les justifications d’un tel choix ? Cette démarche est-elle efficace ? Quelles peuvent être les perspectives pour une réconciliation nationale parfaite ? Faut- il insister sur  la répression pénale des violations des droits de l’homme?

Pour trouver des réponses à ces questions notre analyse sera  faite autour de deux grands points à savoir la réponse uniforme face aux besoins diversifiés des victimes (I), qui constitue en réalité un choix politique dilemmatique (II).

  • UNE REPONSE UNIFORME AUX BESOINS DIVSERSIFIES

Dans le cadre de  la mise en œuvre  des recommandations de la CVJR, en vue de restaurer la cohésion nationale les besoins diversifiés exprimés par les victimes (A) semble recevoir  une réponse politique uniforme (B).

  • Des besoins diversifiés des victimes

Face aux  violations multiples et multiformes des violations graves des droits de l’homme commises pendant la transition politique de 2005, les victimes de ces violations  n’ont pas forcements les mêmes besoins en termes de réponse à donner. A l’issue d’un sondage  réalisé par Amnesty International en 2007[9] sur une quarantaine de victimes, l’on a pu constater les différents types de besoins clairement exprimés par celles-ci et que l’on peut découvrir à travers le tableau suivant :

VICTIMES  VIOLATIONS       DECLARATIONS      BESOINS
 Yao ADUKPO Violences (coups de gourdin) et blessure par balle à l’œil « Je veux porter plainte parce que je ne comprends pas pourquoi ils sont venus chez moi et ont agi ainsi. Je n’ai rien de concret contre eux mais je veux savoir pourquoi. J’aimerais qu’on m’aide à trouver du travail pour que je puisse me prendre en charge »  

-Poursuites pénales

– vérité

-indemnisation

 Amavi EKOUE Violences sur sa femme enceinte et lui-même blessé par balle  « J’ai encore une balle près de la colonne vertébrale. Ma femme a été giflée par les militaires  a donné naissance 15 jours plus tard à un enfant qui a un problème à la mâchoire. Je pense que cela est dû  aux coups que ma femme  a reçus des forces de l’ordre. Pourquoi m’a –t- on blessé ? Qu’est-ce que j’ai fait au juste ? Je veux la vérité. C’est tout. -Vérité
 Béatrice F.NUTCHU  

Assassinat de son fils par des jeunes

« Mon enfant, je le connais, ce n’est pas un bandit… Une vie coûte cher, je veux comprendre pourquoi ils l’ont tué et je serai tranquille »  

-Vérité

 Patrice FANOU Assassinat de son fils «  Des gens sont venus tirer des balles réelles dans notre chambre. Je veux savoir pourquoi ils ont tué mon fils…C’est injuste, il faut que les responsables soient interpellés et qu’ils disent pourquoi ils ont fait cela…Ils doivent être jugés et nous devrons être indemnisés. Si on sanctionne les coupables cela soulage, cela ne comble pas toutes les attentes mais cela soulage. Il faut condamner ces personnes pour que cela s’arrête ».  

-Indemnisation

-Poursuites pénales

-Vérité

Sikiratou DOSSOU Violence sur sa personne (coup de machette au dos et un coup de bâton à la cuisse), assassinat de son époux par balle après lui avoir coupé le bras  

« Je voudrais comprendre pourquoi on a traité mon mari ainsi…Je n’ai plus d’argent je voudrais un dédommagement. Je tiens à ce que justice soit faite car ces hommes ont bafoué la vie de mes enfants »

 

-Indemnisation

– vérité

Séwa AGBODJAN Blessure par balle à la tête Sa mère déclare  «  On ne sait pas ce que l’enfant peut faire. Actuellement il ne peut rien faire à cause de son état de santé …je porte plainte pour savoir ce que je dois faire avec lui. J’espère de la justice, réclamer nos droits Je veux savoir pourquoi on a tiré sur lui. Il n’a rien fait » -Justice

– indemnisation

Veuve Sitou KOUGBLENOU Assassinat par balles de son mari Sitou P.KOUGBLENOU « Je veux juste comprendre pour être tranquille. Que ceux qui ont tué mon mari trouvent les moyens de prendre en charge mes enfants » -Vérité

-indemnisation

Ayi SITTI  Violences (coups de cordelettes, gourdins, barre de fer) perte de sa mâchoire «  Je souffre toujours de maux de tête surtout quand le froid est là. Au Togo il n’y a pas de justice. Il faut juger comme il faut, je l’espère…Je veux être dédommagé » -Justice

– indemnisation

François AGBOBLI Assassinat par balles de ses deux apprentis ( BOUKARY Fousséni et KOUAMEY Kouakou,  lui –même blessé par balle  et amputation de sa jambe  

«  Je veux déposer plainte parce que je ne comprends pas pourquoi les militaires se sont comporté ainsi et ce que nous avons fait pour mériter un tel sort. C’est normal qu’on traduise les responsable en justice pour qu’on leur demande pourquoi ils ont ait cela. Il faut que les coupables soient punis et que nous soyons dédommagés… »

– Poursuites pénales

-Indemnisation

Pascal E. HODABALO Destruction de bien, Violences et tentative de meurtre « Je ne sais pas ce que je leur ai fait … Le moulin a brûlé. J’ai payé les pots cassé et je n’ai rien touché. Qui va m’écouter ? -Indemnisation
Kpeni AKLE- ESSO Violences et tentative de meurtre « Je ne sais pas comment je vais porter plainte parce que j’ai été agressé par une foule … Je veux être dédommagé » -Indemnisation
Richard ATTIPOE Violences et tentative d’assassinat «  Si je dépose plainte, ma sécurité sera plus menacée. Je crains des représailles pour ma famille. Qu’est-ce que je vais gagner à ce qu’on les mette en prison ?…. Je ne veux pas porter plainte…» -Indemnisation
KOMASHIE CESSI JAMES III Destructions de biens « J’ai porté plainte parce que l’impunité ne peut pas régner dans un Etat. Les gens vont se lever et se faire justice eux-mêmes sinon. L’impunité peut encourager la répétition de ces actes dans notre pays. Concernant la circulaire du premier ministre, je n’ai pas été content. Cela m’a l’air de me dire que ceux qui ont commis ces actes auront le courage de répéter et seront amnistiés un beau jour ». – Poursuites pénales

 

Il ressort de l’analyse des éléments de ce rapport d’Amnesty International que les préoccupations importantes exprimées par les victimes sont :

  • l’indemnisation,
  • l’envie de savoir la vérité ;
  • et la répression pénale

Cependant, une seule préoccupation semble pour l’instant être prise en compte comme le comité des droits de l’homme l’a si bien souligné dans ses observations finales sur le 5ème rapport périodique du Togo.

  • Une réponse politique uniforme

Dans les observations finales sur le 5ème  rapport périodique du Togo,  notamment à leur  point 13, le comité des droits de l’homme des nations unies, s’est inquiété d’une part, de l’absence de condamnation pénale des présumés auteurs des violations flagrantes des droits de l’homme qui ont émaillé les élections présidentielles de 2005,   et d’autre part  du fait que l’Etat togolais  ait « donné  la priorité à la réparation  sur la répression des violations graves des droits de l’homme ».  Ce qui signifie clairement que l’Etat partie à travers ses représentants a clairement expliqué qu’il avait opté pour une politique la réparation au détriment de celle de la répression pénale.  D’ailleurs, à ce jour aucune poursuites judiciaires n’a été engagées contre quiconque. Dans un appel conjoint aux candidats à l’élection présidentielle de 2015, ACAT France et Amnesty International faisaient état de 72 plaintes déposées par les familles des victimes devant les juridictions nationales et qui n’ont jamais été traitées à termes[10].

C’est dans ce sens qu’il a été mis sur pied,  par décret N°2013-040/PR du 24 mai 2013 modifié par le décret N°2014-103/PR  du 03 avril 2014, le Haut- Commissariat à la Réconciliation et au Renforcement de l’Unité Nationale  (HCRRUN), ayant plusieurs points inscrits à son cahier de charge au rang des quels l’exécution du programme de réparation[11].

La réparation en tant que mécanisme de la justice transitionnelle et une obligation[12] pour les Etats, peut être matérielle ou symbolique et  englobe ainsi un éventail de mesures à savoir   l’indemnisation, de restitution et sur le plan symbolique il y’a la reconnaissance des injustices commises, les excuses publiques, l’aménagement des lieux commémoratifs ou l’instauration des journées commémoratives.

Ainsi, en exécution de ce programme de réparation,  « 2510 victimes de  l’année 2005  ont bénéficié des indemnisations financières de 1 994 177 491 FCFA »[13] dans la première phase de réparation  du 12 décembre 2017 au 17 septembre 2018. En 2021 le nombre des victimes indemnisées est de 7000 soit une somme de 5 864 856 499 francs CFA[14]. A part ces réparations financières, des victimes ont également bénéficié d’autres mesures de réparation à savoir les restitutions et les prises en médico-psychologiques.

Une autre mesure de réparation symbolique  et collective est celle des excuses publiques  et de la reconnaissance de la responsabilité de l’Etat. En effet, le chef de l’Etat togolais Faure Essosimna Gnassingbé dans son adresse à la nation à l’occasion de la remise du premier volet du rapport de la CVJR le 03 avril 2012, s’est adressé aux victimes des violations en ces termes : « A toutes les victimes et à tous ceux qui ont souffert de ces violences aveugles qui leur ont causé tant de tort et de blessures, je voudrais sincèrement leur dire pardon au nom de l’Etat togolais, en mon nom personnel et au nom des chefs d’Etat qui ont eu à présider aux destinées de notre pays ».[15] Même si ces excuses du PR ont fait l’objet de vives critiques de la part de certains experts notamment le rapporteur spécial sur la promotion de la vérité et de la justice, de la réparation et des garantie de non répétition, Fabian Salvioli, pour n’avoir pas respecté un certain nombre de conditionnalités[16], elles n’en demeurent pas moins des excuses.

Il  a été également reconnu à cette occasion la responsabilité de l’Etat dans la commission de ses violations lorsqu’il dit « l’Etat togolais ne conteste pas sa responsabilité d’avoir failli à son obligation d’assurer la sécurité de ses ressortissants pendant les irruptions de ces violences du passé »[17]

Au vu de ce que par-dessus, s’il est donc clair qu’en rapport avec la mise en œuvre des mécanismes de justice transitionnelle déclenchés au Togo en de faire face aux violations graves des droits de l’homme commises par le passé surtout  celles de 2005, pour aboutir à la réconciliation nationale,  c’est que les gouvernants ont été certainement confrontés à un choix difficiles entre poursuivre et ne pas poursuivre les auteurs de ces violations ; d’où le dilemme.

  • UN CHOIX POLITIQUE DILEMMATIQUE

La priorisation par les gouvernants des  mesures de réparations au détriment de celles de la répression pénale est un choix politique certes, justifiable (A),  mais qui demeure   perfectible  (B).

  • Un choix politique justifiable ?

Le sort à réserver aux auteurs des violations massives des droits de l’homme a été toujours un sujet brûlant  qui divise les militants des droits de l’homme, les élites politiques et les sociétés[18]. La question fondamentale étant de savoir s’il faut ou non, au nom de la réconciliation nationale faire recours à la justice pénale, c’est-à-dire poursuivre les auteurs des violations des droits de l’homme. A cette question deux tendances apportent des réponses diamétralement opposées. La première soutient  que la réconciliation est une condition sine qua non à la démocratie et que les poursuites pénales constituent un obstacle à cette réconciliation[19] ; et la  quant à elle seconde estime que l’impunité est inacceptable parce qu’elle est en contradiction avec l’idée de justice, de paix et de réconciliation.

De façon traditionnelle, au nom de la réconciliation nationale et de la paix et en lien avec le sort des  présumés auteurs des violations graves et massives des droits humains, il y’a une  conception qui repose sur un contrat de l’oubli ayant pour fondement « l’oubli juridique » (amnistie) et « l’oubli social » (amnésie), c’est-à-dire un compromis politique interdisant toute poursuite pénale à l’encontre des violents. Ce raisonnement est fondé sur l’idée selon laquelle  « un dragon dort et qu’il vaut mieux ne pas lé réveiller »[20].  Ainsi, dans un processus de reconstruction de l’unité nationale, il faudrait absolument faire silence sur les crimes commis dans le cadre politique. Juste après la  2ème guerre mondiale marquée par des intenses périodes d’épuration et du procès de Nuremberg,  cette idée fondée sur l’oubli  a connu un essor pendant la guerre froide et surtout grâce à  Realpolitik qui dominait les relations  internationales. A cette époque, rappeler les crimes commis par des proches ou collaborateurs était considéré comme nuisible à l’unité nationale. Le Général De Gaule,  dans le but  de justifier la non diffusion sur la télévision française du documentaire intitulé « Le chagrin et la charité »,  l’a rappelé avec force et clarté lorsqu’il affirmait à cette époque que «  La France n’a pas besoin de vérité, elle a besoin d’unité nationale et d’espoir »[21].

Et beaucoup de pays tels que le Mozambique et le Liban la pratiquent toujours  défendent ou pratiquent encore cette approche de la réconciliation nationale basée sur l’impunité ou l’amnistie.  L’officier Britannique Freeman Dyson affirme à cet effet, avec une grande éloquence que l’amnistie constitue « un impératif moral, une étape indispensable » pour aboutir à une véritable réconciliation ; car dit-il  « La réconciliation signifie l’amnistie. Il est permis d’exécuter les pires criminels de guerre, avec ou sans procès pendant que  les passions de la guerre font encore rage….Afin de construire une véritable paix, nous devons apprendre à vivre avec nos ennemis et ou oublier leur crimes…l’amnistie n’est ni facile ni juste mais l’alternative est un cycle de haine et de revanche »[22]. C’est donc dire que la paix, réconciliation et la justice sont incompatibles et ne peuvent simultanément être poursuivies, surtout lorsque les présumés auteurs ou les bourreaux encore en position de force et peuvent à tout moment menacer le processus de réconciliation.

Les exemples de l’ex-Yougoslavie, du Chili et de L’Uruguay  illustrent parfaitement cette approche. En effet, au Chili et en Uruguay, « il a été mis temporairement la justice de côté lorsque leurs forces armées y compris d’anciens dictateurs ont menacé les gouvernements civils de représailles si ces derniers essayaient de mettre au jour les diverses responsabilités »[23]. Au Togo, la CVJR a relevé dans son rapport final,  les menaces proférées par les auteurs présumés à l’endroit de victimes qui les ont mis en cause au cours des audiences de la CVJR[24].  Quant à l’ex-Yougoslavie, en 1993 il a été créé le TPI pour juger les présumés auteurs des violations ; mais deux ans après que ces poursuites ont débuté notamment en 1995 les évènements tragiques de Srebrenica ont eu lieu.

Ainsi, le choix opéré par les autorités togolaises semble reposer sur une certaine résistance aux poursuites pénales fondée sur la crainte qu’elles puissent perturber le processus en perpétuant l’esprit de vengeance donc « réveiller le dragon qui dort ».

A l’inverse, une autre approche prétend par ailleurs  que « ni une société, ni un pays, ne peut aller de l’avant et guérir par l’impunité »[25] et par conséquent les poursuites pénales s’avèrent nécessaires dans des contextes transitionnels.  Le journaliste Oracio Verbitsky qui mena en Argentine une véritable campagne contre les lois d’amnistie souligne que l’imposition de la réconciliation entre les familles des victimes et leurs bourreaux est sadique du point de vue individuel et sans importance à l’échelle de la société et que la seule base pour construire l’avenir pour tous les citoyens, c’est d’accepter la loi et ses procédures[26]. En effet, pour le vice-directeur de Human Rights Watch, Reed Brody souligne que la réconciliation sans poursuite pénale tant vantée  est une « cruelle plaisanterie » pour les victimes confrontées à leurs bourreaux ou tortionnaires impunis  et qu’en réalité cette approche « est l’option douce des gouvernements qui violent les droits de l’homme et veulent éviter la justice »[27].

Pour cette philosophie, les poursuites pénales ont pour but de ne pas perpétuer une culture de l’impunité, facteur clef à la répétions des violations et de la menace de la cohésion sociale. En effet, l’impunité légale (amnistie) ou illégale (absence de poursuites en dehors des lois d’amnistie) font naître  des sentiments tant chez les victimes que chez les bourreaux. Tandis que les victimes nourrissent un sentiment de haine et de vengeance, les bourreaux sont de leur côté rassurés qu’ils ne seront jamais inquiétés surtout lorsqu’ils sont encore en position dominante, et à tout moment ça peut dégénérer.  Il faut souligner que la réconciliation négociée, visant à sacrifier le droit à la justice pour des considérations politiques, est très fragile dans la mesure où, les auteurs des crimes seront toujours en liberté et vivront par les victimes ou leur famille. Plus dangereux et plus compromettant lorsqu’ils accèdent aux postes de responsabilité comme s’ils avaient été récompensés des atrocités commises. Et la frustration qui en résulte chez les victimes peut les pousser à se faire justice elles-mêmes fragilisant encore plus le processus de réconciliation nationale.

Ainsi, les compromis politiques n’offrent pas assez de gages qu’ils puissent mettre un terme fin aux violations des droits de l’homme ou prévenir d’autres, mais   les poursuites pénales peuvent garantir une telle issue et surtout dissuader d’autres personnes qui pourraient être tentées de commettre les mêmes faits à l’avenir. La justice punitive a donc deux rôles : la dissuasion des auteurs et l’apaisement des victimes.

Au regard de ces deux tendances, la première qui semble justifier le choix des autorités togolaises et la seconde, défendue tant par  les  défenseurs des droits de l’homme que les mécanismes universels des droits de promotion et de protection des droits humains, peut-on conclure à l’efficacité ou non du choix effectué par le Togo ? En tout état de cause rien n’étant parfait sur la terre des hommes, ce choix politique reste une œuvre humaine ; donc perfectible.

  • Un choix politique perfectible

La justice transitionnelle est définie comme « un ensemble de réponse judiciaires et non judiciaires aux violations des droits de l’homme après une période une période de répression  quand une société est confrontée au lourd héritage du passé ».Ses composantes essentielles sont : les poursuites judiciaires, l’établissement de la  vérité, et les réparations. 4est donc à juste titre que la CVJR dans son rapport en date 03 avril 2012, souligne que « la réconciliation est un processus global et inclusif, à long terme, incluant les instruments clés tels que la justice, la vérité, la réparation etc. qui permettent la transition d’un passé divisé à un passé commun »[28].  Et la mise en œuvre des mécanismes de justice transitionnelle, ne soustrait pas l’Etat de ses obligations ou de ses engagements en matière de l’état de droit qui est au-dessus des décisions politiques. Et la décision politique de ne pas poursuivre les auteurs de violations des droits de l’homme  constitue selon le célèbre magistrat Louis Joinet, rapporteur spécial de la commission des droits de l’homme,  « un manquement aux obligations qu’ont les Etats d’enquêter sur les violations, de prendre des mesures adéquates à l’égard de leurs auteurs notamment dans le domaine de la justice, pour qu’ils soient poursuivis jugés et condamner à des peines appropriées »[29].

C’est cette obligation qui a été rappelée au Togo, par le comité des droits de l’homme lors du dernier examen périodique universel, que  tout lorsqu’il dit que tout  en poursuivant les efforts dans la mise en œuvre des mesures de  réparation  qu’il qualifie d’insuffisantes[30],   de  mettre prioritairement  « en place un processus d’établissement des responsabilités pénales pour les violations graves des droits de l’homme… », et d’autre part,  « veiller à ce que les responsables des violations graves  des droits de l’homme soient traduits en justice 

Cependant dans certaines situations en effet, la mise en œuvre de tous les mécanismes de la justice transitionnelle simultanément n’est pas possible en raison des conditions d’instabilité qu’elles pourraient créer même si certains les minimisent[31] . Tout dépendant  des contextes qui varient considérablement. Il ne faut pas non plus ignorer que « l’objectif sous-jacent consiste à trouver des formules capables de renforcer la stabilité et de limiter les possibilité d’impunité »[32]. C’est pour cette raison qu’il est important d’échelonner, de planifier et de calendrier de la mise en œuvre des différentes, mesures en tenant compte des exigences en matière de justice et les réalités réalisables possibles, à court, à moyen et à long terme. Koffi Annan affirme à ce propos, dans un rapport adressé au conseil de sécurité de l’ONU en 2004 affirme que « la justice, la paix et la démocratie ne sont pas des objectifs qui s’excluent mutuellement, mais au contraire des impératifs qui se renforcent les uns les autres. Les faire progresser toutes les trois sur un terrain fragilisés par un conflit exige une planification stratégique, une intégration rigoureuse et un échelonnement judicieux des activités »[33].

 Ainsi, les conditions préalables et les paramètres liés à chaque  mesure spécifique doivent être réunis  avant qu’elle ne soit mise en œuvre  au risque qu’elle ne soit discréditée ou compromette le processus de réconciliation nationale en cours. En Argentine par exemple les gouvernants qui se sont succédé à partir de 1983 ont procédé de façon progressive pour établir un système reposant sur la paix et la justice qui combinait la répression pénale et les amnisties pour les officiers militaires impliqués dans les violations des droits de l’homme pendant la dictature[34].

Il en de même du Chili et de l’Uruguay qui à un moment donné  ont abandonné les  poursuites pénales sous menaces des militaires. Cependant l’affaire du général Augusto Pinochet au chili démontre que la justice a fini par prévaloir.

Au regard de ces impératifs et s’agissant de l’engament des poursuites pénales dans le cadre du processus de réconciliation nationale au Togo, elles peuvent s’avérer difficiles, si au même moment l’institution judiciaire doit être reconstruite[35] pour présenter les garanties d’une justice à l’abri de toute manipulation et instrumentalisation politique. En effet, la justice a été  visée par les recommandations 9 et 10  de la CVJR[36]. La recommandation 10 -10e  vise clairement  « le renforcement de l’indépendance et l’impartialité  de la justice. A cette fin, il convient de revoir la composition et le fonctionnement du Conseil supérieur de la magistrature pour en faire un organe véritablement indépendant vis-à-vis de l’exécutif »[37]. Si la CVJR fait une telle recommandation, c’est qu’elle  a jugé que l’institution judiciaire, au regard de l’organisation et fonctionnement du CSM ne présenterait pas les garanties d’indépendance. Dans ces conditions, les poursuites pénales engagées dans le processus de RN pourront elles être traitées en toute indépendance et impartialité ? Les conditions sont- elles réunies pour ces poursuites surtout si des présumés auteurs sont  encore en position de force ? Il est clair que recourir à la justice dans ces conditions risquerait de compliquer la situation.

En fin, il faudrait aussi tenir compte des exigences des victimes entant que actrices principales de la réconciliation, c’est à dire prendre en considération chaque victime selon ses priorités et non leur imposer une réponse politiquement décidée. En effet, entre celui qui a vécu les atrocités lui-même et celui qui en est victime par ricochet, le besoins et les priorités  ne peuvent pas être les mêmes. Celui dont on a abattu, le père, la mère, l’époux ou le frère devant lui ne ressent pas la même chose que celui-ci dont on abattu   le père, la mère, l’époux ou le frère et qui n’était pas sur les lieux du crime. Il faut donc passer toutes les victimes à la loupe et déterminer en fonction des besoins exprimés par chacune d’elles et apporter la réponse une réponse adéquate et non imposer une seule et même réponse alors même que les exigences sont varient d’une victime à une autre.

CONCLUSION

Il n’existe pas  d’approche de justice transitionnelle atypique pouvant être dupliquée d’une  situation à une autre en raison des éléments contextuels spécifiques qui varient considérablement d’un pays à un autre.

En vue d’une véritable réconciliation nationale, les différentes composantes de la justice transitionnelle devraient être mises en œuvre  dans le strict respect de les principes de l’État de de l’État en tenant compte notamment d’une part, des obligations étatiques et des différents besoins exprimés par  les victimes , et d’autre part des conditionnalités d’efficacité  de mise en œuvre de chaque mesure et  non une priorisation ou imposition d’une mensure au détriment d’une autre. Ainsi, pour aboutir à une véritable réconciliation nationale au Togo, tel que l’a recommandé le comité des droits de l’homme des nations unies, les poursuites pénales en tant que mesure de la justice transitionnelle, doivent être engagées contre les auteurs des violations des droits de l’homme pendant la crise post électorales de 2005. Mais encore faut-il que les conditions et les paramètres soient réunis c’est-à-dire que  les garanties d’indépendance et d’impartialité de la justice tel que recommande par la CVJR, soit assurées   pour ne pas risquer de miner ce processus de réinstauration de la cohésion nationale.

[1] Accord Politique Global (APG) du 20 août 2006 , points 2.2.2 et 2.4.

[2] Décret n°2009/046 /PR du 25 janvier 2009,

[3] Organisation Internationale de la Francophonie, Les processus de transition, Justice, Vérité et Réconciliation dans l’espace francophone, Guide pratique, p.57

[4] K. AHADZI NONOU, « Question  autour de l’instauration de la Commission Vérité, Justice et Réconciliation (CVJR) au Togo », Entretien, in Afrique contemporaine 2014/2 (n° 250), pp.91 à 102, disponible sur https://www.cairn.info/revue-afrique-contemporaine-2014-2-page-91.htm , consulté le 23 février 2022.

[5] CVJR, Rapport final, Volume 1, 2012, p.212

[6] Décret N°2013-040/PR du 24 mai 2013 modifié par décret N°2014- 103/PR  du 03 avril 2014.

[7] HCRUN, Rapport financier des activités du Comité de Gestion du Fonds Spécial, 2018

[8] Comité des droits de l’homme, Observations finales concernant le cinquième rapport périodique du Togo, 24  août 2021, CCPR/C/TGO/CO/5, p.3.

[9] Amesty International, « Togo : Je veux savoir pourquoi on a tué mon fils », Rapport, 2007, AFR57/001/2007.

[10] Acat France & Amnesty International, « Togo : une décennie d’impunité, cinq mesures pour lutter contre l’impunité », Dakar, Paris, 22 juin 2015, index : AFR 57/15008/2015. P.1.

[11] Article 2- 2ème du décret  N°2013-040/PR du 24 mai 2013 modifié par le décret N°2014-103/PR  du 03 avril 2014.

[12] 60/147 Résolution adoptée par l’Assemblé Générale des Nation Unies le 16 décembre 2005, disponible sur http://www.ohchr.org/french/law/reparation.htm consulté le 28 février 2022.

[13] Ibid.

[14] HCRUN, Bilan des indemnisation étape IV , plus de 7000 victimes indemnisée en 2021, disponible sur https://hcrun-tg.org/bilan-indemnistaion-etape-iv-plus-de -7000-victmes-indemnisées-en-2021/ , consulté le 22 févier 2022.

[15] Pierre-François Naudé,  « Faure Gnassingbé demande pardon pour les violences politiques au Togo », Jeune Afrique, 04 avril 2012, disponible sur  https://www.jeuneafrique.com/176665/politique/faure-ganssingbe-demande-pardon-pour-les-violences-politiques-au-togo, consulté le 28 février 2022.

[16] Nations Unies, Assemblée Générale, « Promotion de la vérité, de la justice, de la réparation est des garanties de non répétition », Note du Secrétaire Général, 12 juillet 2019, A/74/147.p.12.

[17] Ibid.

[18] P.HAZAN, « Les dilemmes de la justice transitionnelle »,  La Découverte, 2008/ 1 n°53, P.42, disponible sur https://www.cairn.info/revue-mouvements-2008-1-page-41.htm ,consulté le 22 février 2022.

[19] Azanian people ‘s organisation (AZAPO) and others v. president of the Republic of South Africa, 1996 (4) SA 671, p.684-86. (« Si la constitution laissait planer la perspective de représailles et de vengeance continues, l’accord des personnes menacée par son application n’aurait pas pu être obtenu »), traduction CICR.

[20] L. M.OLSON, « Réveiller le dragon qui dort ? Questions de justice transitionnelle : répression pénale ou amnistie ? »,

[21]P.HAZAN, « Les dilemmes de la justice transitionnelle », Op.cit. note 17.

[22] F .DYSON, Rocket man, in New Review of Books, vol.LV,n°1, p12, voir aussi  P. HAZAN, « Les dilemmes de la justice transitionnelle » Op.Cit

[23]  International Peace Institute (IPI) , « Paix , Justice et réconciliation en Afrique , opportunité et défis lié à la lutte contre l’impunité » La Collection de l’Union Africaine, 2013, p.14.

[24] CVJR, Rapport final, Volume 1, 2012, Op.cit. note 5.

[25] L. M.OLSON, « Réveiller le dragon qui dort ? Questions de justice transitionnelle : répression pénale ou amnistie ? »,

[26] R.BRODY, « Justice, the first casuality of truth », http://hrw.org/english/docs/2001/04/30/global12849.htm consulté le 28 février 2022.

[27] R.BRODY, « Justice, the first casuality of truth », http://hrw.org/english/docs/2001/04/30/global12849.htm consulté le 28 février 2022.

[28] CVJR, Rapport final, Volume 1, 2012, Op.cit. note 5.p.215.

[29]  L. JOINET, « Question de l’impunité  des auteurs des violations des droits de l’homme (civils et politiques) », Documents des Nations Unies E/CNOTE4/Sub.2/1997/20/Rev.1.

[30] Comité des droits de l’homme, Observations finales concernant le cinquième rapport périodique du Togo, Op.Cit, note 8 p.5.

[31] « Ils basent leurs arguments sur le cas des pays latino-américains comme l’Argentine et le Paraguay  qui ont initié des procès criminels contre les officiers  militaires déchus, sans que cela n’ait, selon eux, un effet négatif sur la stabilité », Voir I.K. SOUARE, « Les dilemmes de la justice  transitionnelle et la réconciliation dans les sociétés post-guerre civile : les cas du Libéria , de la Sierra Leone et de l’Ouganda », disponible sur http://id.erudit.org/iderudit/019192ar , consulté le 25 février 2022.

[32] International Peace Institute (IPI) , « Paix , Justice et réconciliation en Afrique , opportunité et défis lié à la lutte contre l’impunité » La Collection de l’Union Africaine, Op.cit., note 23.p.15.

[33]  Secrétaire Général des Nations Unies, Rétablissement de l’état de droit et administration de la justice pendant la période de la transition dans la société en proie à un conflit ou portant d’un conflit, S/2004/616 (04-39530,F), 23 août 2004, p.3.

[34] International Peace Institute (IPI) , « Paix , Justice et réconciliation en Afrique , opportunité et défis lié à la lutte contre l’impunité » La Collection de l’Union Africaine, Op.cit., note 23.p.14

[35] Ibid. p.16

[36] CVJR,  Synthèse des recommandations, 2012, pp 4-5.

[37] Ibid.

Henry Ognan DOGO
Magistrat du ministère public
Diplômé du Centre Universitaire Romand de Médecine Légale  de l’Université de Genève
Tel : 00228 904 5 34 55/ 93 46 02 16 – E-mail: ognandogo@yahoo.fr